Analyse[modifier le code]Normalement après les Lestrygons vient l'épisode de Circé dans l' Odyssée. Cette dernière mettra en garde Ulysse des dangers l'attendant sur le chemin du retour. Elle lui explique comment échapper au piège des sirènes, puis lui indique qu'il devra par la suite naviguer entre deux écueils, les Plankte (ou Symplégades), abritant deux monstres gigantesques, Charybde et Scylla. Elle lui affirme qu'il ne pourra se tenir à distance des deux monstres et devra choisir de s'approcher dangereusement de l'un d'eux. Et, en effet, une fois passées sans encombre les sirènes, Ulysse évite Charybde, mais ne peut s'éloigner de Scylla qui attaque son navire et emporte six de ses hommes. Ce chapitre propose une argumentation à la fois philosophique, littéraire et mystique qui se déroule sur plusieurs plans. Tout d'abord, la discussion autour de la théorie de Stephen Dédalus permet à Joyce de se positionner par rapport aux mouvances littéraires de son époque. Le premier groupe d'opposants, mené par A.E. (les idéalistes) représentent également le renouveau celtique, prônant un retour aux sources de la langue vers ses racines celtes (gaéliques) ; tandis que le matérialisme de Mulligan est représenté par une sorte de néo-paganisme d'inspiration nietzschéenne (une réduction de la pensée nietzschéenne en un anticléricalisme, un antisémitisme, et une sorte d'égocentrisme hédoniste) : il s'agit de deux modes de pensées, courants à l'époque de Joyce, en réaction avec l'ordre établi et chancelant. La dialectique de Stephen consiste à dépasser ces deux façons de penser pour trouver une voie lui permettant d'atteindre une mystique où la vie et l'art ne seraient plus séparés. C'est cette partie de son exposé qui est particulièrement sur la sellette lors de la discussion. A.E se moque immédiatement de ces gens qui essaient de voir une quelconque réalité historique à travers une œuvre d'art11. Mulligan, de son côté, apparente les réflexions de Dédalus à de la masturbation et tourne chacune de ses démonstrations au ridicule en faisant des allusions grivoises. Stephen complexifie selon lui beaucoup trop une réalité qui n'est intéressante que d'un point de vue terre à terre. Pour naviguer entre Charybde et Scylla, Stephen s'appuie sur Aristote (élève de Platon, et pour ainsi dire fils spirituel de celui-ci, qui refusa la thèse socratique du monde des idées- Socrate étant le père spirituel de Platon). Il développe une argumentation axée sur les faits (d'où ses fréquents emprunts à la biographie, parfois putative, de Shakespeare ainsi qu'à ses œuvres.) Mais ce faisant, il dépasse le cadre de la discussion philosophique ou philologique. Car Stephen s'identifie lui-même à Hamlet (et à travers lui Joyce à Shakespeare, et à travers Joyce, n'importe quel écrivain à n'importe quel créateur). On retrouve alors la quête de Stephen Dédalus à la recherche d'un Père spirituel (et de Joyce quant à la créativité littéraire). En effet, tout comme Hamlet, Stephen a rejeté le monde de sa mère (monde coupable et vicieux dont Anne Hathaway serait l'inspiratrice) pour ne s'en remettre qu'à celui du père, même si celui-ci n'est qu'un spectre. Il devient alors « l'ombre d'une ombre », et étend « cette voix entendue seulement au cœur de celui qui est la substance de son ombre, le fils consubstantiel au père ». Dédalus développe ainsi le thème de la paternité mystique, refusant l'image maternelle de la Madone : l'artiste est alors perçu comme un être androgyne se concevant lui-même dans ses œuvres. Stephen cherche à engendrer, autrement dit à créer une œuvre, mais il ne peut le faire tant qu'il n'aura pas trouvé le lien qui l'unit à ce qui l'a lui-même engendré (le Père mystique). Sa théorie, aussi hardie soit-elle, repose sur des critères trop fragiles pour être recevable (d'ailleurs Stephen, quand ses amis lui demandent s'il y croit, leur répond négativement). Cependant, elle illustre bien le questionnement intérieur et le cheminement mystique de Stephen Dédalus (qui n'est autre que celui de Joyce lui-même, qui en engendrant Stephen, cherche à travers son personnage à créer une œuvre nouvelle).Or, tout comme l'ombre du roi défunt plane sur toute la pièce d'Hamlet, une présence fantomatique hante ce chapitre : celle de Léopold Bloom. Joyce insinue alors que le père mystique de Stephen n'est autre que Bloom. On se rappellera que Bloom, tout comme le Shakespeare de Stephen, a perdu un jeune fils et est victime des infidélités de sa femme. Contre toute attente, Stephen le métaphysicien, Stephen le rhétoricien et le dialecticien, cherchant un nec plus ultra rationnel, trouve ce dernier dans l'inattendu Léopold Bloom, qui quelques minutes auparavant examinait discrètement les statues des déesses grecques pour vérifier leur anatomie sacrée. Joyce avance ici l'idée que la paternité biologique ou sociale n'est pas importante. C'est la paternité spirituelle qui compte, et celle-ci ne se trouve jamais où on l'attend. À proprement parler, personne ne sait jamais vraiment qui est réellement son père. La seule chose dont on est sûre, c'est d'être l'enfant de sa mère. Stephen nous dit que le père est « une fiction légale »12. Dès lors, le véritable père n'est pas celui de l'état civil, mais bien l'être avec lequel on pourra être consubstantiel. On l'a vu cette relation de paternité colle parfaitement avec la relation auteur-œuvre ; mais dans la vie réelle, une pareille fusion est possible. Et, contre toute attente, le poète métaphysicien Dédalus va rencontrer son père spirituel en la personne du débonnaire et pragmatique Léopold Bloom. La pensée rencontrant l'existence charnelle : voilà le retournement opéré par Joyce dans Ulysse pour dépasser Portrait de l'artiste en jeune homme. Après avoir rejeté le monde et s'être affirmé en tant qu'artiste, celui-ci doit être à même de créer une œuvre (et un monde) nouveau. C'est dans le corporel, l'usuel, l'humain, le quotidien et le vénal que Joyce se tourne : son Ulysse (Bloom) est l'homme quotidien et physiologique. Stephen-Hamlet, orphelin de père (ou ayant rompu avec lui) et rejetant le monde maternel, lié à Bloom-Ulysse, père à la recherche d'un fils (d'un fils défunt, Rudy ; ou d'un fils perdu, Télémaque). Vu sous cet angle, leur complémentarité semble évidente. Au niveau du langage (puisque Ulysse est aussi et peut-être avant tout une odyssée du langage), la rencontre de la pensée et du monde physiologique et charnel, cheval de bataille de Joyce dans Ulysse, est parfaitement symbolisée par le couple Bloom-Dédalus : une abstraction poétique et métaphysique frisant le mystique pénétrant la sphère de la chair et du quotidien. Or, cette interprétation nous oblige à rompre avec une habitude prise lors de la lecture du Portrait de l'artiste en jeune homme. Du fait de ce précédent roman (mais aussi du fait que la pensée de Joyce a sans doute servi de modèle à celle de Stephen), on identifie très souvent dans Ulysse Joyce à Stephen. Or, et ce chapitre semble nous l'indiquer, Bloom est également un avatar de Joyce dans ce roman. Tout d'abord, si l'on suit le raisonnement du chapitre, les deux sont un : consubstantiels. Voilà pourquoi la transgression du modèle homérique (Stephen-Télémaque ne devrait pas se retrouver là, qui plus est au centre de la narration) n'est que superficielle : à travers son fils spirituel Stephen, c'est bien l'ombre Léopold Bloom qui est le centre de ce chapitre (Ulysse passant entre Charybde et Scylla). Ensuite, Stephen ne reflète pas entièrement la pensée de Joyce : il n'en est que la facette poético-métaphysique. En fait, il la partage avec Bloom, qui reflète les pensées physiologiques de l'auteur. Certes, la pensée de Bloom est différente de celle de Joyce (on sait qu'il s'appuya sur des modèles différents de lui-même pour la retranscrire), mais Bloom et Joyce ne sont pas si éloignés qu'on pourrait le croire. Pour s'en convaincre, il n'y a qu'à penser que la femme de Bloom, Molly, qui prend la parole au dernier chapitre, n'est autre que la représentante de la pensée de Nora, la femme de Joyce. Dans Ulysse, c'est encore sa propre vie qu'explore Joyce. Non pas à travers le récit autobiographique et les souvenirs d'enfance du Portrait de l'artiste en jeune homme ; non pas dans le kitsch pseudo romantique d'un étalement égotique si courant dans le roman moderne, mais à travers la quête de l'universel et de la création13. Dans Ulysse, le fils consubstantiel au père n'est pas Stephen, mais Stephen et Bloom. On peut ainsi s'amuser à reconstituer une trinité typiquement joycienne en ce qui concerne Ulysse : le fils-Bloom (la chair), le saint-Esprit-Dédalus et le Père-Joyce. Stephen n'en perd pas pour autant la place qu'il avait dans l’œuvre antérieure. Celle-ci ne fait au contraire que se confirmer. Stephen Dédalus, en tant qu'incarnation (fils consubstantiel au père) de Joyce représente la quête de ce dernier de sortir du labyrinthe de la stérilité créatrice de son époque (on se souviendra du chapitre Éole, mais aussi de Dubliners et de Portrait de l'artiste en jeune homme, ayant tous pour thème central le rejet d'un monde où la création est devenue impossible). L'étrange nom de Stephen prend alors tout son sens : Dédalus est le labyrinthe de Joyce, l'énigme sur la création que son travail d'écrivain doit traverser. On se souviendra que chaque chapitre de Portrait de l'artiste en jeune homme représentait déjà un labyrinthe biographique dont l'auteur devait sortir afin d'atteindre la sortie et être, enfin, un artiste. L'artiste doit à présent créer une œuvre qui ne soit plus une réaction au monde, mais bien la création, positive, d'un monde nouveau. Il l'engendrera à partir de la chair.
Entre le formalisme le plus abstrait et le matérialisme brut, deux écueils de la pensée, deux monstres engloutissant la créativité, la voie empruntée par la pensée libre et créatrice Joyce, voie nouvelle, est celle du corps, dans ce qu'il a de plus familier et de plus humain.